Énergie : les stratèges de l’UE savent-ils qu’on ne peut pas se passer de la Russie ?

Expiré
Tribune
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La guerre en Ukraine est une guerre et à ce titre, je n’y souscris aucunement, car en fin de compte, ce sont les peuples concernés qui finissent toujours par en souffrir. Sur cette triste affaire, toutefois, cette tribune ne concerne que mon domaine de compétence, à savoir l’énergie.

En géologie, on appelle une concentration de ressources telles que celles de la Russie un « scandale géologique ». Sixième pays du monde en ressources pétrolières, elle possède 103 milliards de barils de pétrole (6 %). Ses réserves de gaz naturel (39 mille milliards de m³) font d’elle le premier pays au monde (20 %). Celles de charbon, avec 157 milliards de tonnes (18 %), sont les deuxièmes au monde après les États-Unis. Elle possède 14 % des réserves d’énergie fossile et fournit 12 % de la demande mondiale. Elle détient aussi 9 % de l’uranium mondial, ce qui est important étant donné la politique agressive de vente de centrales nucléaires dans le monde et au regard du développement de cette énergie dans les prochaines années. Dans sa communication du 8 mars sur le gaz russe [a], la Commission européenne annonce qu’il représente 45 % des importations de l’UE (et non pas 40 % comme on le lit souvent), le pétrole et les produits pétroliers (dont le diesel) 33 %, le charbon 26 % et l’uranium 20 %. Jusqu’à récemment l’UE importait de l’ordre de 170 milliards de m³ par an (Gm³/a), en fonction de la rigueur hivernale puisque le gaz sert, pour 70 %, à se chauffer. Penser à remplacer le gaz russe par les éoliennes et les panneaux solaires révèle donc une ignorance totale de la politique énergétique.

L’indépendance énergétique : une utopie

Sans reconnaître son erreur stratégique d’avoir visé le « tout renouvelable », la Commission européenne prétend que l’UE « peut atteindre l’indépendance vis-à-vis du gaz russe bien avant la fin de la décennie ». Comment ? Avec son utopique stratégie hydrogène [b]? En isolant rapidement les bâtiments dont la première directive sur leur performance énergétique [c] date de 2002 ? En installant encore plus de panneaux solaires achetés aux Chinois, alors qu’après 40 ans de subventions, cette énergie ne représente que 0,7 % de la demande en énergie primaire [d]? En simplifiant les procédures administratives pour accélérer le développement des énergies renouvelables alors que cela figurait déjà dans une directive de 2001 ? En continuant à nier l’importance de l’énergie nucléaire (dont aucune mention n’est faite dans REPowerEU) ? En augmentant les importations de gaz norvégien, dont l’entreprise d’état, Equinor, vient d’annoncer une augmentation de 1,4 Gm³/an, soit 1 %, de nos importations de gaz russe, afin d’aider l’UE ? En déviant vers l’UE la moitié du gaz naturel liquide (GNL) mondial destiné à l’Asie, comme si ces pays accepteraient leur suicide économique pour venir à notre secours ? En important plus de gaz d’Algérie alors que les gouvernements français successifs et plus récemment, celui de Madrid, sous le contrôle des communistes de Podemos, interdisent la connexion gazière entre la Catalogne et Perpignan ? Arrêtons ici le chapelet d’incultures énergétiques des nouveaux maîtres du Rond-point Schuman.

Des sanctions à double tranchant

Pour nous comme pour les Russes, les sanctions décidées par l’UE sont à double tranchant, mais pas pour les États-Unis, qui les ont suscitées. Si nous devons payer plus cher l’énergie et le blé que nous importons de la Russie, nous pénaliserons nos exportations de produits de haute technologie vers ce pays. Les prix insupportables de l’énergie et le manque à gagner du marché russe entraîneront des faillites en cascade de PME. Les stratèges du Service Européen pour l’Action Extérieure de l’UE ont-ils pris la peine de mesurer les conséquences de ces sanctions fortes, immédiates et inégalées dans l’histoire de l’UE ? Ont-ils vérifié si l’Europe Spatiale pourra se passer de la Russie ? Étaient-ils conscients qu’ils mettent en péril [e] le projet ITER de fusion nucléaire — une pièce stratégique (le rotor) étant fabriquée par la Russie ? Nous nous sommes mis à dos un partenaire qui a besoin de nous et dont nous dépendons. Le maître du Kremlin est autoritaire (c’est le moins qu’on puisse dire) et, à ce titre, il ne faudrait pas faire d’affaires avec lui ? Et si l’on parlait de la démocratie au Moyen-Orient ? Et en Chine ? Et quel est le dirigeant des 54 pays d’Afrique qui est indépendant de toute ingérence d’une grande puissance étrangère? Pourquoi deux poids, deux mesures ? C’est bien la preuve que l’approvisionnement en énergie est tellement crucial que l’on ne s’embarrasse pas de morale dans ce domaine.

Les faces d’une même pièce

J’ai personnellement eu la naïveté de croire que l’UE et la Russie ne pouvaient pas briser leur partenariat énergétique, tant leur dépendance était mutuelle. L’UE demandait une sécurité d’approvisionnement et la Russie, une sécurité de la demande ; ils étaient tous deux comme les faces d’une même pièce. Avec la mise au ban de la Russie, les investissements nécessaires seront faits par d’autres puisque la morale n’est pas une clé de lecture de la géopolitique — et particulièrement celle de l’énergie. L’UE va perdre une « sécurité d’approvisionnement énergétique » russe qui depuis 40 ans ne lui a pourtant jamais fait défaut jusqu’ici.

La faute historique de Vladimir Poutine suffit-elle à masquer celle des stratèges de l’UE qui n’ont pas pleinement réalisé notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie ? L’évangéliste Luc rapporte ces propos de Jésus : « En effet, si l’un de vous veut bâtir une tour, est-ce qu’il ne prend pas d’abord le temps de s’asseoir pour calculer ce qu’elle lui coûtera et de vérifier s’il a les moyens de mener son entreprise à bonne fin ? Sans quoi, s’il n’arrive pas à terminer sa construction après avoir posé les fondations, il risque d’être la risée de tous les témoins de son échec. » (Luc 14.28-29). Est-ce que les stratèges du Rond-point Schuman ont bien calculé le coût de leurs décisions ou bien se sont-ils contentés de suivre Obama et Biden ?

Un marché de dupes

Les États-Unis, à travers l’OTAN, nous ont entraînés dans une impasse. Avec toute l’énergie dont ils disposent, ils veulent maintenant nous vendre leur gaz de schiste dont la Commission européenne n’a pas eu le courage de défendre l’exploitation sur son propre territoire. Elle a permis aux écologistes, notamment du Parlement européen, de convaincre la population européenne que la production de ce gaz était polluante, alors que la même technologie est autorisée dans la fracturation hydraulique pour la géothermie. Il semblerait que cela s’est fait avec la complicité d’intérêts russes [f]. D’autres alliés des États-Unis ne sont pas aussi naïfs que l’UE. Alors que nous ne voyons pas comment réduire nos importations de pétrole russe, l’Inde, qui le 2 mars s’est abstenue lors du vote de la résolution de l’ONU qui exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine, vient de signer un accord avec Moscou pour lui acheter du pétrole [g].

Avons-nous le choix ?

Vladimir Poutine demandait que toute la Crimée soit historiquement reconnue comme russe, et pas seulement Sébastopol, déjà considéré comme tel. Il réclamait le respect des accords de Minsk. Aussi injustifiée que sa guerre puisse être, il est temps de prendre en compte certaines de ses demandes pour l’arrêter — chaque jour, des gens meurent inutilement à cause de cette guerre. Peut-être que la monnaie d’échange serait-elle aussi une garantie de vente de l’énergie russe à l’UE ? L’ouverture du flux de gaz au travers du Nord Stream 2 ? C’est difficile à imaginer aujourd’hui, mais rien n’est stable en géopolitique de l’énergie, et des entreprises comme Shell, Engie ou BASF vont-elles mettre à la poubelle leurs milliards d’investissements ? Je crains que nous n’ayons pas le choix. L’UE a banni sa propre production de gaz naturel et de pétrole. Elle devrait explicitement reconnaître son erreur concernant l’importance cruciale de toutes les énergies primaires, y compris les fossiles et plus particulièrement celle de son partenariat avec la Russie, faute de quoi la population continuera à croire à la fable des énergies renouvelables. Je répète, la morale n’est pas une clé de lecture de la géopolitique de l’énergie, car l’énergie c’est la vie.

Il est temps pour l’UE de se détourner du climato-gauchisme, le grand reset de la transition énergétique qui promet un lendemain propre, vert et bucolique. Notre dépendance énergétique démontre que c’est tout le contraire. Tout cela laisse dubitatif. Qui a manœuvré pour nous conduire à ce désastre ? Une erreur de cette envergure ne saurait être due à de l’inadvertance. Pourtant, dans son Livre vert sur la sécurité d’approvisionnement énergétique [h], la Commission européenne de 2000 avait vu juste : elle avait développé une stratégie de diversification des énergies primaires, des pays d’importation et des routes et infrastructures d’importation. La Commission de Romano Prodi et Loyola de Palacio y prônait un dialogue énergétique UE-Russie. Mais c’était avant que l’écologisme ne prenne le pouvoir à Bruxelles et Strasbourg. C’est dommage, car depuis 1951, l’UE était pourtant très bien partie en matière d’autonomie énergétique. En politique énergétique et géopolitique de l’énergie, les erreurs se paient très cher et les conséquences sont durables.

 

Par Samuel Furfari, Professeur en géopolitique de l’énergie


[a] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_22_1511

[b] https://ec.europa.eu/info/news/focus-hydrogen-driving-green-revolution-2021-abr-14_fr

[c] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32002L0091&from=FI

[d] https://www.connaissancedesenergies.org/tribune-actualite-energies/energies-renouvelables-dans-lue-de-la-perception-aux-realites

[e] https://www.lesechos.fr/pme-regions/provence-alpes-cote-dazur/deja-fragilise-le-projet-de-fusion-nucleaire-iter-plombe-par-les-sanctions-russes-1392938

[f] https://www.gatestoneinstitute.org/18330/russia-funding-environmental-groups

[g] https://www.wsj.com/articles/india-to-buy-russian-oil-at-discount-amid-ukraine-war-11647446532

[h] https://op.europa.eu/fr/publication-detail/-/publication/24d608fc-5e8a-4ead-816e-98ce902b8a5d/language-fr/format-PDF/source-search

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité de l’auteur et ne représentent pas nécessairement celle de BAM!

 

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