"Dans son dernier «Tract», «De la démocratie en pandémie», écrit avec une quinzaine de personnes, dont quatre spécialistes de la santé, la philosophe Barbara Stiegler critique la gestion de la crise du coronavirus. Rencontre."
"Marianne : Vous affirmez que le Covid-19 n’est pas une pandémie, en vous appuyant sur un édito de la prestigieuse revue médicale The Lancet. Pourquoi?"
"Barbara Stiegler: Ce n’est pas moi qui le dis, mais le rédacteur en chef Richard Horton, qui écrit en effet dans The Lancet: «Le Covid-19 n’est pas une pandémie.» On pourrait lui objecter que c’est une épidémie à diffusion mondiale, même si celle-ci fluctue selon les territoires. Alors pourquoi dit-il cela ? Parce que le terme de pandémie laisse penser que nous serions tous à égalité menacés de mort par cette épidémie, nous renvoyant à l’imaginaire lointain de la peste ou, plus récemment, à la menace mortelle du sida.
Mais il s’agit en réalité d’un autre type de menace, et en l’espèce, d’une épidémie qui révèle de tous autres problèmes, comme le vieillissement de la population ou les facteurs de comorbidité. Pour Horton, il vaudrait mieux parler «syndémie», c’est-à-dire d’une épidémie décuplée par les maladies chroniques («hypertension, obésité, diabète, maladies cardiovasculaires et respiratoires, cancer») et par le vieillissement."
"En changeant nos représentations, nous pourrions dès lors basculer dans une toute autre logique : vers une politique de soin qui cible prioritairement les personnes qui présentent le plus de risques, loin des messages diffusés lors du premier confinement qui ont pu nous laisser penser que nous courrions tous un danger mortel à sortir de chez nous. Tout ceci doit être déconstruit si nous désirons mener la bonne politique de santé publique.» Or, ce n’est pas du tout ce que nous avons fait. Ces zones déshéritées continuent d’être laissées à elles-mêmes avec le slogan délétère: «restez chez vous!», les patients finissant par affluer finalement aux urgences quand il est souvent trop tard.»"
"Vous estimez cependant que nous vivons «en Pandémie». Quelle est la nuance?"
Nous vivons « en Pandémie » au sens où, dans notre imaginaire, la seule chose à faire serait de bloquer les lignes de transmission. Tout se passe comme s’il n’y avait pas d’autre possibilité. Or nous constatons bien que ce n’est pas possible. Bloquer la circulation de cette épidémie qui se diffuse à bas bruit et qui est en train de se chroniciser, c’est bloquer la société tout entière. En faisant cela, nous produisons toute une série de catastrophes. On parle beaucoup de la crise économique amplifiée par les mesures sanitaires, mais elle n’est pas la seule. Il y en a également un désastre sanitaire provoqué par les restrictions, tant du point de vue de la santé mentale que du point de vue d’autres maladies somatiques qui ne sont plus prises en charge."
"Il y a là un paradoxe inadmissible du point de vue de la santé publique: les mesures dites «sanitaires» créent des dégâts sanitaires irréversibles, au point qu’on peut s’interroger sur la balance entre les bénéfices attendus et les risques encourus. Nous voyons bien que cet imaginaire pandémique qui nous met tous à égalité – «pan» signifie «tout» en grec – devant le danger universel de la mort occulte ces questions et empêche une politique de santé ciblée et pertinente. Pendant des mois, j’ai tenté de faire entendre par exemple mon inquiétude quant à la santé mentale des étudiants. Mais pour la plupart de mes interlocuteurs, le risque du covid supplantait toute autre considération, empêchant toute discussion et toute prise en compte globale et nuancée de la situation. Une véritable démarche de santé publique aurait impliqué au contraire que tous les paramètres de chaque situation locale soient sérieusement pris en compte."
"En prenant forme sur des plateformes dirigées par des grands milliardaires, les luttes ne prennent-elles pas le risque d’être encadrées par le capitalisme?"
"Bien sûr, c’est pour cela que la «e-lutte», la lutte numérique, est insuffisante. Pour amorcer un mouvement ou pour favoriser sa coordination, l’outil numérique peut jouer un rôle décisif. Mais si nous ne nous appuyons que sur ce type de coordination virtuelle, nous ne pourrons jamais aller très loin. À un moment, il faut impérativement basculer du virtuel au réel et seule la coprésence physique, le face-à-face incarné en un même lieu, permet que la lutte s’enracine dans le temps, dans nos corps et dans nos vies. Il y a un vrai danger avec la virtualisation des mobilisations : celui d’alimenter quelque chose de purement gazeux ou de seulement liquide qui ne se stabilise pas et qui, du même coup, ne construise aucun pouvoir solide capable de durer dans le temps."
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