Retour au début de la crise, en mars 2020 : du jour au lendemain, la classe politique découvrait avec étonnement que les services de soins intensifs se débrouillaient avec les moyens du bord depuis plusieurs décennies. Dès ce moment, les médias ont commencé à nous informer quotidiennement sur le taux de saturation des soins de santé, indicateur principal dans la gestion de la crise, sans toutefois aborder les vrais enjeux du secteur hospitalier. En fait, la crise a révélé les difficultés qu’il rencontre depuis plus de 20 ans : sous-financement chronique, manque de personnel, pénibilité du travail, marchandisation des soins de santé, etc. Comment en est-on arrivés à faire porter aux citoyens la responsabilité de cette situation ?
Les gestionnaires de crise ont lié le respect des mesures sanitaires au risque de contracter le covid, et les chiffres des contaminations à la surcharge des unités de soins intensifs. Puis ils ont établi un raccourci entre le respect des mesures et la surcharge hospitalière. Par exemple, lors des « confinements », le citoyen est sommé de rester chez lui « afin de ne pas surcharger les soins intensifs »
Individu égoïste
La notion de responsabilité est centrale dans la gestion de cette crise. En gros : ne pas respecter les mesures, donc courir le risque de contracter le virus, équivaut à se comporter comme un « individu égoïste » qui ne prend pas en compte la fatigue du personnel soignant et la saturation des soins de santé. Dans cet ordre d’idées, manger trop sucré serait-il donc également un acte égoïste puisque cela augmente le risque de diabète (et de nombreuses pathologies associées) et risque d’« encombrer nos hôpitaux déjà surchargés avant la crise »
Nos élus répètent en chœur qu’il faut impérativement tout mettre en œuvre pour éviter que les malades arrivent jusqu’aux portes de l’hôpital. La responsabilité de ne pas surcharger les hôpitaux incombe désormais au citoyen. Si ce dernier arrive à l’hôpital, c’est donc sa faute puisqu’’a pas respecté religieusement les règles sanitaires. Double peine : citoyen à la fois malade et coupable ! C’est une inversion subtile des rôles, les décideurs politiques se dédouanant ainsi de 20 années de désinvestissement dans les services de santé.
’hôpital est perçu par les gouvernements successifs comme un coût mais pas comme un investissement. Si la tendance se poursuit, demandera-t-on bientôt aux gens de se restreindre dans leur quotidien, faute de place dans les hôpitaux ?
Ce ne sont pas les lits qui manquent
Et si le problème venait plutôt de la disponibilité en personnel qualifié, notamment en soins intensifs, plutôt que d’un manque de lits ? Quelques articles ou cartes blanches noyés dans la couverture médiatique de la crise rappellent cette réalité quotidienne vécue par les soignants depuis de nombreuses années.
La Libre titrait début mai 2021 : « Soins intensifs, ce ne sont pas les lits qui manquent mais des infirmiers[1] qui faisait écho à un autre article quelques semaines plus tôt : « Un chef de service hospitalier avertit : "Il faut à tout prix éviter d'ajouter des lits en soins intensifs »[2]. Pourquoi, dès lors, avoir réduit la question de la saturation au nombre de lits disponibles ?
Explosion inquiétante
Le ministre fédéral de la santé, Frank Vandenbroucke explique qu’« il faut un équilibre entre, d’un côté, retrouver la liberté, la vie normale, mais de l’autre côté retrouver une vie normale dans les hôpitaux[3] ». En clair : conditionner un retour à « la vie normale », en fonction du nombre de lits occupés dans nos hôpitaux. Les dizaines de milliers d’infirmiers qui ont quitté la profession ces dernières années peuvent assurément expliquer ce qu’est « la vie normale » dans les hôpitaux.
Différentes fédérations de santé[4] dénoncent depuis des années une pénurie importante d’infirmiers. Chaque année, l’activité hospitalière augmente face au vieillissement de la population et à l’explosion inquiétante des maladies chroniques. Toutefois, le budget et le personnel alloué ne permettent pas de combler cet accroissement de la charge de travail.
Soigner l’indicateur ou le malade ?
Les données chiffrées ne sont qu’un indicateur parmi d’autres au sein de la complexité d’une crise. L’argument statistique implique de soigner l’indicateur plutôt que le malade. Sélectionner des indicateurs n’est pas en soi un problème, mais on peut s’interroger sur la pertinence de conditionner la gestion d’un pays en temps de crise à l’évolution du nombre de lits occupés dans les hôpitaux. La pertinence de cet indicateur n’a pas été soumis au débat démocratique : quelle méthodologie a été utilisée ? Comment interprète-t-on les chiffres ? …
A l’heure d’un vote imminent sur la « loi pandémie » qui entérine, sans les évaluer, toutes les mesures de crise appliquées depuis quinze mois, de nombreuses questions cruciales restent ainsi sans réponse : les mesures ont-elles vraiment servi à ralentir la circulation du virus ? Où sont les preuves ? La saturation des lits était-elle un indicateur pertinent de la gravité de la crise ? Va-t-on reconfiner à chaque hausse des hospitalisations ? Quelles mesures structurelles ont été prises depuis le début de la crise pour réformer à long terme le secteur hospitalier ?
Luca B.
[1] https://www.lalibre.be/debats/opinions/en-realite-nous-avons-ete-tres-loin-d-atteindre-la-saturation-de-lits-en-soins-intensifs-il-s-agit-d-un-raccourci-errone-6092cea09978e2169865f286
[2] https://www.lalibre.be/belgique/societe/frank-vermassen-chef-de-service-a-l-hopital-de-gand-il-faut-a-tout-prix-eviter-d-ajouter-des-lits-supplementaires-en-soins-intensifs-60649ac17b50a605176cc9d5
[3] https://www.lalibre.be/debats/opinions/lettre-ouverte-a-monsieur-frank-vandenbroucke-les-infirmiers-de-soins-intensifs-et-d-urgence-sont-revoltes-et-lasses-de-ne-pas-etre-entendus-609b6e597b50a61692bd2bfb
[4] FNIB, Santhea, etc.
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