Encore une gifle de l’exécutif aux parlementaires et aux citoyens ?

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"Le covid reste présent mais les critères de la loi pandémie de 2021 d’une “situation d’urgence épidémiologique” ne sont plus là. Cette nouvelle loi, base légale aux arrêtés ministériels qui limitent nos droits fondamentaux, ne pourra être appliquée. La loi de 2007 sur la sécurité civile peut-elle encore justifier des mesures restrictives de libertés ? Impensable, voire illégal"

"Par Nicolas Thirion, professeur de droit à l’Université de Liège"

"Les juristes sont bien connus pour abuser du latin de cuisine. L’un de leurs adages préférés s’énonce de la sorte : specialia generalibus derogant (les règles spéciales dérogent aux règles générales). L’entrée en vigueur, ce 4 octobre, de la loi du 14 août 2021 relative aux mesures de police administrative lors d’une situation d’urgence épidémique (généralement désignée par le raccourci “loi pandémie”) est de nature à conférer à cet antique brocard un regain d’actualité."

"La loi pandémie inactivée"

"Rappelons les faits : critiqué de toutes parts pour sa gestion de la crise sanitaire, insoucieuse d’un contrôle parlementaire digne de ce nom et légalement bancale, le gouvernement fédéral fit voter, en urgence, une loi qu’il mit ensuite un mois à faire promulguer par le Roi – l’urgence est manifestement à géométrie variable – et qui fut publiée au Moniteur belge le 20 août dernier. La justification de cette loi était que, compte tenu de l’expérience acquise après plus d’un an de crise sanitaire, un cadre juridique spécifique était nécessaire pour prendre des mesures aussi attentatoires aux libertés publiques que celles que les ministres de l’Intérieur successifs imposèrent à la population depuis le 13 mars 2020. Or on apprend, grâce à la journaliste Maryam Benayad (LLB du 4/10/21), que, malgré son entrée en vigueur, cette loi ne pourra être activée, faute pour la situation épidémique actuelle de satisfaire aux critères légaux ; en d’autres termes, la situation actuelle n’est pas assez grave pour correspondre à une situation d’“urgence épidémique” au sens de la loi nouvelle."

"Qu’a voulu le législateur ?"

"Qu’en est-il alors de l’arrêté ministériel du 28 octobre 2020, modifié pour la dernière fois le 27 septembre dernier et qui continue d’imposer, au nom de la situation sanitaire, des restrictions importances aux droits fondamentaux ? A-t-il encore la moindre valeur juridique ? Et, faute pour le gouvernement de pouvoir actionner la loi pandémie pour imposer des mesures restrictives de libertés publiques, ce dernier pourra-t-il encore à l’avenir appeler à la rescousse la loi de 2007 sur la sécurité civile, dont il s’était jusqu’ici prévalu pour agir ? Rien n’est moins sûr. En effet, comme disent donc les juristes, specialia generalibus derogant : puisque les situations d’urgence épidémique sont désormais gouvernées par un régime spécial, il n’est en principe plus possible au gouvernement de recourir au régime général prévu pour la sécurité civile, quand bien même les conditions prévues par la loi de 2021 ne seraient pas réunies. En effet, qu’est censé avoir voulu le législateur en adoptant cette loi ? Autoriser le gouvernement fédéral à ne prendre des mesures aussi drastiques en matière de libertés publiques qu’à la condition que la situation épidémique soit d’une gravité telle qu’elle puisse justifier de telles restrictions. Lorsque ce degré de gravité n’est pas atteint, il est donc désormais logiquement interdit au gouvernement de prendre des mesures aussi peu respectueuses des droits fondamentaux."

"Dans les travaux préparatoires de la loi pandémie, il est précisé que la police administrative spéciale – en l’espèce, le régime de la loi pandémie – est appelée à se substituer à la police administrative générale – laquelle vise à garantir l’ordre public général –, sous cette réserve que des mesures de cet ordre pourront continuer à être appliquées “mais sans que les restrictions prononcées sur la base des textes conférant ces pouvoirs de police à l’autorité puissent encore se fonder sur une situation d’urgence épidémique”. En d’autres termes, il n’est plus possible désormais au ministre de l’Intérieur d’imposer, pour des raisons épidémiologiques, des mesures restrictives de libertés sur la base de la loi de 2007."

"Un vilain tour de passe-passe"

"Le gouvernement osant tout depuis le début de la crise sanitaire – c’est même à ça qu’on le reconnaît, pour paraphraser le regretté Michel Audiard –, on anticipe déjà sa réplique : puisque le ministre de l’Intérieur peut également prendre des mesures sur la base de la loi de 2007 en vue “du sauvetage de personnes et de l’assistance aux personnes dans des circonstances dangereuses” (art. 11, § 1er) et que la Cour de cassation a récemment admis, dans un arrêt éminemment contestable du 29 septembre 2021, que ces “circonstances dangereuses” pouvaient consister dans une situation épidémique préoccupante, le ministre, à défaut de pouvoir actionner la loi de 2021, peut toujours se rabattre sur celle de 2007 – la notion de “circonstances dangereuses” étant plus floue et, partant, potentiellement plus large que celle de “situation d’urgence épidémique”. Un tel tour de passe-passe constituerait à l’évidence une insulte aux parlementaires qui ont voté la loi pandémie en assurant, la main sur le cœur, que, désormais, le contrôle démocratique et l’État de droit seraient mieux assurés en cas de crise sanitaire. Il constituerait tout autant une gifle infligée aux citoyens qui auraient naïvement cru au progrès qu’était censé réaliser cette loi du point de vue de l’État de droit démocratique."

"Quelles réactions du parlement et des juges?"

"Une application rigoureuse des principes devrait inéluctablement conduire à la conclusion suivante : à partir de ce 4 octobre, tout arrêté ministériel pris sur la base de la loi de 2007 pour imposer des mesures au nom de la lutte contre la propagation du Covid-19 est illégal. Partant, toutes les mesures complémentaires prises par les gouverneurs de province et les bourgmestres dans le prolongement d’un tel arrêté ministériel le sont tout autant."

"À cet égard, on attend avec impatience la réaction de deux institutions particulièrement concernées par les excès de pouvoir potentiels du ministre de l’Intérieur. D’un côté, celle du parlement fédéral et, singulièrement, de ceux des députés qui se rangent officiellement dans le camp “progressiste” : accepteront-ils, une fois de plus, d’être les dindons de la farce – laquelle consisterait, en l’espèce, à avoir fait adopter pour la galerie une loi encadrant les pouvoirs exorbitants de l’exécutif tout en continuant cyniquement de recourir à une autre loi, beaucoup moins contraignante pour le gouvernement ? De l’autre, la réaction de l’institution judiciaire : ceux des juges de cours supérieures (telles que la Cour d’appel de Bruxelles ou, tout récemment, la Cour de cassation) qui se sont jusqu’à présent distingués par la désinvolture avec laquelle ils ont contrôlé le respect, par l’exécutif, des principes fondamentaux de l’État de droit vont-ils continuer, tels des autruches parées d’hermine, à cacher leur tête dans le sable et entériner cette nouvelle entorse à la légalité ?"


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