Traduction d’un article[1] publié à l’origine sur le site américain Antiwar.com. L’auteur Benjamin Abelow[2], lui‑même américain, y interpelle l’un de ses amis sur les dangers de soutenir aveuglément la guerre en Ukraine. À travers une analyse détaillée, il dénonce les intérêts géopolitiques sous‑jacents, souligne les risques d'escalade et plaide pour une résolution négociée. Un point de vue à contre‑courant, qui invite à réfléchir, d’un auteur dont le livre “Comment l’Occident a amené la guerre en Ukraine” a été encensé par Robert Kennedy Jr.
Benjamin Abelow est citoyen américain. L’un de ses amis lui partage un article[3] au sujet de la guerre en Ukraine, publié dans le prestigieux magazine américain The Atlantic et intitulé “L’Ukraine a trop changé pour faire des compromis avec la Russie”. Ben Abelow dit déduire de la formulation de son ami que celui‑ci est impressionné et enclin à accepter les implications implicites de l’article : “Continuez à soutenir cette guerre !”
Avec la permission de son ami, dont il supprime le nom, et avec quelques modifications mineures, voici la copie de la lettre qu’il lui écrit en réponse :
La lettre de Ben Abelow “à un père américain”
“Cher _______,
Ma patience est très limitée en ce moment, alors pardonne‑moi si je suis plus direct, voire plus brutal, que je ne le serais habituellement.
Je vais jeter un coup d'œil rapide à l'article, mais vraiment, en me basant uniquement sur le titre et le sous‑titre, je veux dire : tu passes à côté de l'essentiel et tu adhères beaucoup trop facilement à un récit hautement propagandiste.
Les États‑Unis ont créé cette guerre sans autre raison que d'étendre l'OTAN jusqu'à une frontière de 2000 kilomètres avec la Russie. Les États‑Unis ont rompu les négociations de paix entre l'Ukraine et la Russie pendant les premiers jours de la guerre - des négociations qui auraient probablement ramené l'Ukraine à ses frontières d'avant l'invasion. Et à cause de ces actions américaines, la guerre s'est poursuivie et environ 500 000 Ukrainiens sont morts ou ont été gravement blessés ou mutilés, et 8 millions ont fui le pays.
L'extrême droite ukrainienne, agissant en accord avec le gouvernement de Kiev, a maintenant créé ce qui est à bien des égards un État de terreur - pas de liberté de la presse, pas d'élections, des gens sont arrêtés dans la rue, battus et envoyés au front pour combattre. Les hommes ukrainiens qui se sont enfuis en Pologne et en Lituanie peuvent maintenant être forcés de retourner en Ukraine - où ils ne veulent pas retourner - pour être envoyés au front et très probablement mourir.
L'étape suivante consiste pour les alliés des États‑Unis, puis peut-être pour l'OTAN elle‑même, à envoyer des troupes pour s'engager directement avec la Russie - à sa frontière, dans un conflit que la Russie perçoit comme existentiel mais qui n'a aucune importance ni pour l'Occident ni, franchement, pour toi, de manière directe et significative.
Que l'article plaide ou non explicitement pour un engagement direct de l'OTAN, c'est là que cela mènera et c'est peut-être là que le rédacteur en chef néoconservateur de The Atlantic, Jeffrey Goldberg, veut que cela mène - à une guerre directe entre l'OTAN et la Russie. Car il n'y a aucun moyen pour l'Ukraine de gagner avec les seules armes occidentales - armes que l'Occident n'a d'ailleurs pas à donner. Nous sommes largement à court. (vous pouvez lire des informations sur Jeffrey Goldberg[4]. Voir en particulier la section finale, qui concerne le rôle qu'il a joué dans la promotion de la guerre américaine en Irak).
Je suppose que tu sais que la Russie vient d'annoncer qu'elle allait entreprendre un exercice d'entraînement à l'utilisation d'armes nucléaires tactiques. Cette annonce a été faite en réponse aux déclarations françaises sur une éventuelle entrée de troupes en Ukraine, et aussi en réponse aux récentes déclarations britanniques selon lesquelles l'Ukraine peut utiliser ses missiles Storm Shadow pour attaquer des cibles à l'intérieur de la Russie. Si tu penses que ces déclarations russes quant à l'utilisation d'armes nucléaires tactiques en réponse à l'implication de l'OTAN sont du bluff - comme nos médias aiment le rapporter sans aucun fondement - tu devrais y réfléchir à nouveau.
Il y a beaucoup de gens en Ukraine qui voudraient la paix maintenant - mais la plupart ont peur de parler. Et même si ce n'était pas le cas, ce qui est le cas, c’est que tu dois penser à ta propre famille. Je ne plaisante pas. Si l'OTAN intervient, des armes nucléaires tactiques peuvent être utilisées ; si des armes nucléaires sont utilisées, il sera impossible de contenir l'escalade de manière certaine; et si l'escalade se produit, toi, ta femme et tes filles pourriez être tués.
Il n'y a aucune raison pour que tout cela continue - aucune raison pour les États‑Unis, aucune pour l'Ukraine.
Pardonne‑moi le ton tranchant, mon ami.
Ben”
Selon Ben Abelow, l’intérêt des peuples ukrainien et américain est de mettre fin à la guerre
Benjamin Abelow est un auteur américain dont le livre “Comment l’Occident a amené la guerre en Ukraine” a été recommandé notamment par Noam Chomsky et Robert Kennedy Jr. Il a travaillé à Washington DC sur les questions relatives aux armes nucléaires, et est titulaire d’un baccalauréat en histoire européenne de l’Université de Pennsylvanie et d’un doctorat en médecine de l’Université de Yale[5]. Il fournit une analyse détaillée, à contre‑courant de ce que l’on entend généralement, et plaide pour une prise en compte de l’intérêt commun. Voici la suite de son article[6], publié sur Antiwar.com ce 15 mai, dont nous vous proposons la traduction:
Ben Abelow: “Alors, qu’ai‑je dit à mon ami ? J'ai depuis longtemps souligné que les intérêts du peuple ukrainien sont alignés sur ceux du peuple américain - que la meilleure chose pour tout le monde est que la guerre se termine maintenant par un règlement négocié. J'ai souligné que pour être compatissant envers le peuple ukrainien, il faut mettre fin à la guerre, et non soutenir sa poursuite. De nombreux Ukrainiens le comprennent.
(…)
Dans mon livre sur la guerre en Ukraine[7], j'ai souligné que le désir de faire le bien peut conduire à de grands maux - l'histoire classique du bienfaiteur messianique qui se rend dans un pays lointain pour sauver la situation mais finit par créer une catastrophe pour lui‑même et pour tous les autres. On dit que l'enfer est pavé de bonnes intentions - et cela s'applique certainement à la bienveillance malavisée des Américains et des Européens à l'égard de la guerre en Ukraine. Dans mon livre, j'ai dit que la générosité prétendue de l'Amérique envers l'Ukraine détruisait en réalité le bénéficiaire présumé :
Même d'un strict point de vue américain, tout le plan occidental était un jeu de bluff dangereux, mis en œuvre pour des raisons difficiles à comprendre. L'Ukraine n'est en aucun cas un intérêt vital pour la sécurité des États‑Unis. En fait, l'Ukraine n'a pratiquement aucune importance. D'un point de vue américain - et je le dis sans aucun manque de respect pour le peuple ukrainien - l'Ukraine est sans importance. L'Ukraine n'est pas plus importante pour les citoyens des États‑Unis que n'importe lequel des cinquante autres pays que la plupart des Américains, pour des raisons parfaitement compréhensibles, ne pourraient pas trouver sur une carte sans beaucoup de recherches au hasard. Donc oui, l'Ukraine est sans importance pour l'Amérique. Et si les dirigeants des États‑Unis et de l'OTAN avaient reconnu ce fait évident, rien de tout cela ne se serait produit. (…)
Une crise nucléaire majeure passée sous silence
Ben Abelow: Depuis que j'ai écrit à mon ami, deux choses importantes se sont produites.
Premièrement, la Russie a convoqué les ambassadeurs français et britannique à Moscou pour une consultation immédiate. Les choses exactes qui ont été dites n'ont pas été divulguées, mais on sait que les Russes ont lancé un avertissement aux Britanniques, et leur ont dit que si les missiles britanniques Storm Shadow étaient utilisés comme la Grande‑Bretagne l'avait suggéré - pour attaquer des cibles à l'intérieur de la Russie - la Russie considérerait les forces militaires britanniques partout dans le monde, y compris en Grande‑Bretagne même, comme des cibles légitimes pour des attaques de missiles.
Deuxièmement, d'après ce que je comprends, les Britanniques, les Français et aussi les Américains - malgré leurs fanfaronnades publiques - ont pris ces menaces russes au sérieux et se sont éloignés de leurs postures les plus belliqueuses. (…)
La séquence d'événements qui vient de se produire est d'une grande importance pour nous tous. Elle a impliqué le risque d'une escalade majeure, y compris l'utilisation d'armes nucléaires - mais, à ma connaissance, aucun média occidental grand public ne l'a rapportée de manière adéquate.
Une fois de plus, nos médias n’ont pas joué leur rôle.
C'est une indication supplémentaire que - au lieu de rester indépendants et de remplir leurs responsabilités sociétales - nos médias sont devenus, factuellement, une branche de propagande de l'État, continuant à servir de majorettes pour une guerre qui aurait dû se terminer il y a longtemps.”
– Traduction d’un article publié le 15 mai 2024 sur Antiwar.com[8], par Benjamin Abelow[9], auteur américain de Comment l’Occident a amené la guerre en Ukraine (2022, trad. 2024).
Qu’est ce qu’Antiwar.com?
Antiwar.com est un site web américain libertarien fondé en 1995 qui promeut une position non‑interventionniste. Ce média publie des articles et des éditoriaux critiquant la politique étrangère des États‑Unis et remettant en question la nécessité et la légitimité des interventions militaires américaines à l'étranger. Financé uniquement par les dons de ses lecteurs, ce média indépendant se veut un contrepoids aux médias traditionnels qu'il accuse de soutenir les guerres. Bien que peu connu du public francophone, Antiwar.com est un site de référence pour le mouvement anti‑guerre américain.
Nicolas Mertens pour BAM! News
Le chapô et les commentaires sont de BAM!
Images Benjamin Abelow sur Medium.com, publiées avec l’autorisation de l’auteur
[1] My Message to an American Father About the Ukraine War | Antiwar.com Blog
[2] https://benjaminabelow.com/fr/
[4] Jeffrey Goldberg - Militarist Monitor
[5] https://benjaminabelow.com/fr/
[6] My Message to an American Father About the Ukraine War | Antiwar.com Blog
[7] Abelow, B. (2022). Comment l’Occident a amené la guerre en Ukraine (traduction française 2024). Great Barrington, Massachusetts : Siland Press.