Article 4/4 : « Qui doit-on soigner, finalement ? »

Expiré
Investigation
Typography
  • Smaller Small Medium Big Bigger
  • Default Helvetica Segoe Georgia Times

Nous avons vu dans l’article précédent que lorsqu’on augmente le nombre de lits de soins intensifs, la mortalité augmente par manque de personnel formé et compétent. Si le personnel soignant est la clé d’une réponse appropriée à une crise sanitaire, ne serait-ce pas là que les efforts d’une politique sanitaire bien pensée devraient se concentrer ? Malheureusement, il semble que ce ne soit pas le cas, même après seize mois de crise.

Rappelons tout d’abord que le personnel disponible est une véritable jauge pour déterminer la capacité hospitalière, comme le rappelle cet infirmier : « ce qu’on ne dit pas assez, c’est que le nombre de lits - et donc de patients que peut accueillir un hôpital - est calculé en fonction du nombre d’infirmiers disponibles pour les soigner.[1]»

La pénurie infirmière, un problème de santé publique

« Vu l'impact sur les complications et sur la mortalité des patients, la pénurie infirmière est un véritable problème de santé publique. Nous sommes malheureusement dans un cercle vicieux qui va être difficile à casser surtout vu la charge de travail, le manque d'attractivité et de reconnaissance, la pénibilité.[2] »

La force de travail du secteur infirmier est considérablement réduite pour plusieurs raisons. En 2020, la Belgique comptait 202 513 infirmiers diplômés dont 152 067 sont en activité (124 196 dans le secteur hospitalier)[3]. Selon le SPF Santé publique, 19 000 infirmiers se sont tournés vers une autre profession. La durée de vie d’un infirmier en soins intensifs est de 5 à 10 ans avant de se réorienter professionnellement. De nombreux travailleurs ont ainsi quitté le milieu hospitalier ou se sont dirigés vers d’autres structures de soins (maison médicale, etc.).

Pire, la crise sanitaire n’a fait qu’aggraver la fuite de personnel : 20 % des infirmiers envisagent de quitter la profession un an après la crise soit plus de double d’avant la crise du covid-19[4]. Et encore ! Ceux qui travaillent ne le sont pas forcément à temps plein. Un nombre conséquent d’infirmiers travaillent à temps partiel afin de supporter les cadences et horaires de travail.[5]

La pénurie cause une surcharge de travail

Différentes voix se sont élevées[6] pour dénoncer la pénurie d’infirmiers, source de préoccupation majeures pour les hôpitaux. Dans un cercle vicieux, cette pénurie cause une surcharge de travail qui ne fait qu’accroitre l’absentéisme. La prise en charge des patients devient dès lors de moins en moins qualitative.

Bien avant le covid, diverses actions étaient menées pour dénoncer la détérioration des conditions de travail du secteur hospitalier[7]. Comme rappelé dans cette lettre ouverte co-signée par une centaine d’infirmiers : « La surcharge de travail était préexistante à la pandémie. D’après une étude effectuée par la SIZ Nursing en mai 2019 dans 16 hôpitaux de Fédération Wallonie-Bruxelles, les infirmiers des unités de soins intensifs subissent une charge de travail deux fois supérieure à la norme légale prévue[8] ». En effet, les infirmiers de soins intensifs subissent déjà une charge de travail deux fois plus élevée que celle sur laquelle la norme en personnel a été calculée qui prévoit un infirmier pour 3 patients : il faudrait au minimum un infirmier pour 1,5 patient hospitalisé en soins intensifs[9]

La part grandissante de tâches administratives qui incombent aux infirmiers ainsi que la réalisation de diverses tâches qui ne leur étaient pas demandées auparavant[10] accroit la pression : « Ainsi, les aides-infirmières administratives, des secrétaires d’unité de soins, qui s’occupent des rendez-vous, des documents de sortie, qui gèrent l’entretien et la propreté des chambres sont supprimées, remplacées par un système informatique géré directement par les infirmières elles-mêmes, ce qui va représenter pour ces dernières une charge supplémentaire[11]».

Or, la pandémie a accentué la charge de travail : les patients admis pour covid nécessitent, entre 20 et 25% de charge de travail infirmier supplémentaire. Avec l’arrivée du covid, le personnel soignant a été applaudi voire même glorifié[12] alors que ce sont avant tout de meilleures conditions de travail qui sont réclamées par le secteur.

L’hôpital, une usine à générer des actes

C’est, au départ, le mode de financement des hôpitaux qui explique en partie l’augmentation du volume des tâches à accomplir : « Les hôpitaux fonctionnent en grande partie au financement à l’acte : une radiographie, la consultation d’un docteur, une injection que fait une infirmière… vont donner lieu à un financement pour l’hôpital qui les prescrit. Le financement ne s’opère donc pas en fonction des besoins des hôpitaux mais en fonction de ce que les soignants vont pouvoir réaliser comme acte[13]». L’hôpital est devenu une usine à générer des actes duquel dépend le financement des hôpitaux, « Cela entraîne une pression à la rentabilité et à la productivité sur le personnel poussé à multiplier les actes techniques et médicaux[14]».

Car la situation financière des hôpitaux n’est pas au beau fixe : un nombre important d’hôpitaux (1/3) présentent des comptes dans le rouge[15]. L’Etat a dû mettre la main au portefeuille pour distribuer des aides (qu’il faudra rendre ?) afin de sauver financièrement des hôpitaux. Avec la première vague et l’arrêt de nombreux services[16], il y a eu une baisse importante des revenus que les hôpitaux ont voulu rattraper dès de début de l’été. Les soignants ont alors connu une recrudescence d’actes et d’opérations, les privant de « l’accalmie » de l’été.

Leur mode de financement est décrié par divers acteurs du secteur[17], une réforme majeure se fait attendre. Est-il normal qu’un hôpital soit financé par sa capacité à générer du trafic et des actes ? Est-ce l’offre qui dicte la demande de soins ou le contraire ?

Un taux d’absentéisme anormalement élevé

Avec un tel surcroit de travail, les horaires difficiles ainsi que la surcharge de travail mènent à un taux d’absentéisme anormalement élevé. Fatigue, burnout, congés accumulés, quarantaine ont considérablement réduit la force de travail.

Le tandem : absentéismesurcharge de travail s’auto-alimente continuellement et met sous pression les unités de soins. Les hôpitaux se retrouvent alors à devoir réquisitionner des infirmiers testés positifs malgré la quarantaine qui leur était imposée. Les étudiants infirmiers appelés en renfort ne peuvent masquer la pénurie. Sans oublier que les hôpitaux embauchent peu et font régulièrement appel au travail intérimaire. 71% du personnel infirmier belge serait en risque de burn-out, contre 35% avant la crise[18].

L’absentéisme fut nettement plus marqué lors de la seconde vague que durant la première. Ce taux d’absentéisme (trois fois supérieur à la normale) de 15 à 20%[19] dans les hôpitaux, élément non présent lors de la première vague, peut s’expliquer par des cas positifs de covid mais surtout par un épuisement professionnel important[20].

« Le nombre d’infirmiers diplômés par habitant est très élevé. Mais le nombre d’infirmiers actifs est très bas car la majorité des infirmières travaillent 5 à 10 ans puis elles changent de carrière, d’orientation professionnelle. En Belgique, on a un ratio infirmier par patient qui est l’un des plus défavorables en Europe. C’est pourquoi ces différentes études doivent vraiment percoler chez les autorités politiques et les gestionnaires d’hôpitaux. Et se rendre compte que le mot "investir" est très important.[21]»

Remettre l’humain au cœur du système hospitalier

Investir, ce n’est pas simplement injecter de l’argent dans un système. Investir, implique de mener une politique à long terme remettant l’humain au cœur du système hospitalier. Un hôpital ne peut se gérer comme une entreprise privée, son coût de fonctionnement n’est pas compressible à l’infini.

Des études ont montré que les hôpitaux qui investissent beaucoup dans leur personnel soignant sauvent[22] des vies mais sont également plus rentables au niveau économique (diminution du risque de réadmission, de maladie nosocomiale, etc.) : une sorte de retour sur investissement.

La santé n’a pas de prix : le care devrait s’appliquer autant aux malades qu’aux soignants. Lorsque 70% des soignants déclarent[23] ne plus avoir le temps de parler avec leurs patients ou les réconforter, la société fait un pas de plus vers la déshumanisation.

 Luca B.


Retrouvez les articles ici :
L’hôpital en temps de crise - chronique

[1]https://www.lalibre.be/debats/opinions/2021/05/06/soins-intensifs-ce-ne-sont-pas-les-lits-qui-manquent-mais-des-infirmiers-IWBF2EPR7VAATCLX57BBM42T7Q/

[2]https://www.levif.be/actualite/belgique/le-cercle-vicieux-de-la-penurie-infirmiere-aux-soins-intensifs-carte-blanche/article-opinion-1408961.html?cookie_check=1625643818

[3]https://www.md-universal.eu/images/statan_2020_-_fr.pdf, p.65

[4]https://www.levif.be/actualite/belgique/le-cercle-vicieux-de-la-penurie-infirmiere-aux-soins-intensifs-carte-blanche/article-opinion-1408961.html?cookie_check=1625643818

[5] https://www.agirparlaculture.be/la-marchandisation-de-lhopital-met-en-balance-des-interets-sanitaires-avec-les-interets-economiques-entretien-avec-denis-huart-lsel/

[6] https://www.lalibre.be/debats/opinions/en-realite-nous-avons-ete-tres-loin-d-atteindre-la-saturation-de-lits-en-soins-intensifs-il-s-agit-d-un-raccourci-errone-6092cea09978e2169865f286

[7] Mardi des blouses Blanches (2019), etc

[8] https://www.lalibre.be/debats/opinions/lettre-ouverte-a-monsieur-frank-vandenbroucke-les-infirmiers-de-soins-intensifs-et-d-urgence-sont-revoltes-et-lasses-de-ne-pas-etre-entendus-609b6e597b50a61692bd2bfb

[9] https://www.md-universal.eu/images/201022_communique_usi_covid-19_RS.pdf

[10] Vider les poubelles, débarrasser les plateaux repas, etc.

[11] https://www.agirparlaculture.be/la-marchandisation-de-lhopital-met-en-balance-des-interets-sanitaires-avec-les-interets-economiques-entretien-avec-denis-huart-lsel/

[12] Lettre du HTSC : « Le Comité Hospital & Transport Surge Capacity composé de représentants de toutes les autorités, du Ministère de la Défense, des Fédérations hospitalières et d’experts, vous remercie, ainsi que vos collaborateurs, pour les prestations surhumaines qui ont permis de sauvegarder depuis plus d’un an notre système de soins » https://www.md-universal.eu/images/2021_06_10_circ_htsc_passage_a_la_phase_0_bru.pdf

[13] https://www.agirparlaculture.be/la-marchandisation-de-lhopital-met-en-balance-des-interets-sanitaires-avec-les-interets-economiques-entretien-avec-denis-huart-lsel/

[14] Ibid

[15] Voir l’analyse MAHA (Belfius) https://www.belfius.be/about-us/fr/actualites/maha-analyse-2020

[16] Consultations, examens, blocs opératoires

[17] https://www.rtbf.be/info/societe/detail_greve-que-se-passe-t-il-dans-les-hopitaux?id=10242833

[18] https://www.infirmiers.com/actualites/revue-de-presse/71-pour-cent-personnel-infirmier-belge-serait-risque-burn-out-contre-35-pour-cent-avant-crise.html

[19] Comprenant les médecins, infirmiers, personnel d’acceuil, etc

[20] https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/general/la-deuxieme-vague-deferle-sur-des-hopitaux-affaiblis/10260241.html

[21] https://pro.guidesocial.be/articles/actualites/article/engager-du-personnel-infirmier-pas-un-cout-un-investissement

[22] https://www.rtbf.be/info/societe/detail_augmenter-le-nombre-d-infirmiers-et-infirmiere-sauve-des-vies-et-permet-d-importantes-economies?id=10762435

[23] https://kce.fgov.be/fr/ann%C3%A9e-internationale-des-infirmiers-il-en-faut-davantage

.system-unpublished, tr.system-unpublished { background: #fff!important; border-top: 4px solid #fff!important; border-bottom: 4px solid #fff!important; } .bg-warning { background-color: #fcf8e3; display: none!important; }