Le 19 novembre dernier, la Cour constitutionnelle allemande a rendu son verdict [1] sur les mesures « sanitaires » : à ses yeux, toutes les mesures restrictives des libertés fondamentales et individuelles prises dans le cadre de la 4ème Loi pour la protection de la population étaient, face à une soi-disant situation épidémiologique d’ampleur nationale (c.à.d. l’état d’urgence), justifiées sans équivoque.
Depuis l’instauration en Allemagne du « frein d’urgence » (« Bundesnotbremse »), un paquet de mesures restrictives sensées combattre le covid, la Cour constitutionnelle a reçu des milliers de plaintes, car ce frein automatise les mesures à prendre de manière échelonnée et bloque toutes les plaintes auprès des Cours inférieures, obligeant ainsi les citoyens à s’adresser directement à la Cour constitutionnelle [2].
Un dîner plus que parfait
Or, Angela Merkel a invité le 30 juin 2021 à un dîner informel, à huis clos, au sein de la chancellerie, Stephan Harbarth, le nouveau président de la Cour depuis 2020, ancien député du CDU (2009-2018) et surtout, un de ses proches [3]. Au menu : antipasti, sauté de bœuf, mousse au chocolat et fromages , probablement saupoudrés d’une prise d’influence. Car le sujet de la décision de justice à prendre à propos des mesures a bel et bien été abordé , et ce, à la demande explicite de S. Harbarth [6]. Pour ce qui concerne les autres invités, on sait que Christine Lambrecht (SPD), la ministre fédérale de la justice de l’époque, a ardemment défendu les mesures gouvernementales lors du dîner, tandis que la teneur du discours de Susanne Baer, une des juges de la Cour constitutionnelle est, à ce jour, inconnue [7].
Une demande de récusation pour cause de partialité contre S. Harbarth et S. Baer a toutefois été introduite, sans succès, car la Cour constitutionnelle, sans les deux intéressés, l’a – Ô surprise – rejetée [8]. Deux décisions de justice [9] [10] de la Cour constitutionnelle allemande, rendues après des mois d’attente et d’inactivité de sa part, confirment et légitimisent a posteriori le cap gouvernemental, tel que ce cap avait été décrit Ch. Lambrecht pendant le fameux dîner [11]. Le fait que S. Harbarth l’avait, en fait, déjà laissé entrevoir en avril 2021 [12], ne doit donc non plus surprendre personne.
Un président au CV pas net
Car S. Harbarth [13] est coutumier des scandales, liens et conflits d’intérêts. Il a par exemple voté, en tant que député (jusqu’en 2018), pour les sanctions au sein du fameux régime d’aide sociale Hartz IV [14], pour ensuite prendre part à l’une des décisions majeures de justice sur ce sujet [15], [16] à la Cour constitutionnelle, à laquelle il a été élu vice-président en 2018 [17].
Député, il travaillait en même temps en tant qu’avocat pour l’agence américaine Shearman & Sterling, dont il est ensuite devenu actionnaire entre 2006 et 2008, au mépris de la législation sur les élus. L’agence fut impliquée dans un des plus gros scandales fiscaux allemands : l’affaire Cum-Ex [18], où des entreprises ont bénéficié de 7,2 milliards d’€ de ristournes sur des impôts qu’elles n’avaient jamais payés. Et ceci s’est déroulé sous le mandat de l’ancien ministre fédéral des finances et actuel chancelier allemand, Olaf Scholz, qui n’en a jamais subi les conséquences [19]. Peut-être parce que, entre autres, la banque privée hambourgeoise M.M. Warburg [20] en a profité à hauteur de millions, quand O. Scholz était encore premier bourgmestre de la ville d’Hambourg et qu’il était au courant [21] ?
Entre 2000 et 2008, S. Harbarth a aussi travaillé pour l’agence Schilling Zutt & Anschütz (SZA) , filiale de l’agence Shearman & Stirling. SZA défendait notamment les intérêts de Volkswagen, lors du Dieselgate [23]. En tant que député, alors qu’il travaillait en même temps pour SZA, S. Harbarth a tout fait pour entraver la création d’une commission d’enquête au sein du parlement allemand à ce sujet [24].
En tant que professeur d’université, il a enseigné son expérience dans le domaine de la création de SARL allemandes au Royaume-Uni [25], depuis le Brexit. Un marché lucratif, car il y aurait jusqu’à 10.000 entreprises allemandes concernées. Tout ceci a fait de lui l’un des trois députés les mieux payés du Bundestag [26].
Faille systémique
Le problème de la dépendance politique du système judiciaire allemand n’est pas nouveau [27] et a d’ailleurs été confirmé par la Cour de justice de l’Union Européenne en 2019 [28], soulignant la soumission formelle [29], [30] des procureurs au pouvoir politique (notamment des ministres de l’intérieur et de la justice) en Allemagne, avec pour conséquence l’incapacité des autorités allemandes à émettre des mandats d’arrêts européens.
Il y a aussi le « problème » – aux yeux du pouvoir – des juges et de leurs décisions de justice qui peuvent incommoder le pouvoir politique. Ainsi, le 8 avril 2021 [31], le tribunal de première instance de Weimar avait révoqué le port du masque et les tests obligatoires pour les écoles de la ville de Weimar, insistant sur le préjudice porté au bien de l’enfant par ces mesures. Cette décision fut cassée à peine cinq semaines plus tard par la cour d’appel de Thuringe [32], ce que confirma ensuite le tribunal fédéral de dernière instance en matières civiles (le Bundesgerichtshof) le 3 novembre 2021 [33]. Il barra, en outre, la voie juridique des plaignants via le droit civil et les tribunaux de famille en imposant la voie des Cours administratives pour toutes questions relatives aux mesures imposées à l’école. Mais l’histoire ne s’arrêta pas là. Le juge de première instance fut accusé de prévarication (un manquement aux obligations découlant de son mandat, un délit puni en Allemagne) et ses bureaux et son domicile furent perquisitionnés à de multiples reprises [34]. Le message était clair : prenez des décisions contre le pouvoir et il y aura des représailles.
Plus récemment, il y eut le verdict du 16 décembre 2021[35] de la 13ème chambre (compétente en matière de questions sanitaires) de la Cour d’appel administrative à Lüneburg (Basse-Saxe). Celle-ci révoqua le règlement 2G (l’accès restreint aux guéris et aux vaccinés) dans les commerces [36]. La réaction ne se fit pas attendre et une nouvelle 14ème chambre avec de nouveaux « juges corona », dorénavant responsables des questions sanitaires, fut créée à la hâte [37], l’argument étant qu’Alexander Weichbrodt, le juge-président de la 13ème chambre, ainsi que ses décisions seraient de toute façon « contestés » [38]. Contestés par qui au juste ? Par le ministre le ministre-président de Basse-Saxe, Stephan Weil (SPD), par exemple, qui dit ne pas vouloir critiquer les juges, mais espère bien les convaincre de la nécessité de la règle 2G lors d’une audition déjà programmée [39].
Boîte de Pandore
Mais ceci n’est que la pointe émergée de l’iceberg et l’aboutissement du travail de sape des principes de l’État de droit, comme l’exprime l’ancien président de la Cour constitutionnelle, Hans-Jürgen Papier . même si le ministre fédéral de la justice, Marco Buschmann (FDP), prétend autre chose [41]. Car les chiffres ne parlent pas pour un État de droit en bonne santé : en 2020 et 2021 seulement 16% et 18%, respectivement, des décisions de justice favorisaient la liberté aux restrictions, à peine quelques points de plus qu’en 2019 (13%) et ce face à un déferlement de mesures liberticides [42]. Pour H.-J. Papier, les mesures sanitaires sont synonymes de l’éviscération des droits fondamentaux, de l’inversion du principe de proportionnalité et du manque de transparence dans les prises de décisions . Et il n’est pas le seul. Le professeur en droit public et ex-ministre de la défense, Rupert Scholz, a qualifié les décisions comme un modèle du « purement arbitraire » [44].
De même que Gerhard Strate, l’un des avocats en droit pénal les plus reconnus d’Allemagne, sonne l’alarme devant la marge de manœuvre, à la fois juridique et politique, qu’a octroyée aux décideurs politiques la Cour constitutionnelle avec sa dernière décision, la basant sur un prétendu « devoir de protection public ». Celui-ci peut potentiellement faire sauter le reste des restrictions imposées au pouvoir d’État, modifier le droit de l’individu à l’intégrité physique de son propre corps et constituer une « boîte de Pandore » qui sera réouverte à chaque occasion opportune. À quand, s’interroge-t-il, le moment où les gens seront vaccinés contre leur gré, les obèses condamnés au régime et les fumeurs détoxiqués de force [45] ?
La légitimation de l’autoritarisme
D’après G. Strate, le professeur en droit public, Helmut Rittsteig, aurait décrit comme « proportionnalité galopante » le fait que des mesures soient prises par des décideurs politiques et confirmées par des juges - qu’ils ont, en l’occurrence, mis en place eux-mêmes. Une fois confirmées, ceci les encourage à en prendre encore plus de mesures, de plus en plus sévères, renvoyant chaque fois à l’argument que les mesures précédentes ont été confirmées par la justice [46].
Une chose semble cependant sûre, tant pour les dissidents que pour les supporters : le pouvoir ne s’est pas fait prier pour fanfaronner. L’encre du verdict n’était pas encore sèche que Markus Söder (CSU), ministre-président bavarois faisant désormais de l’ombre au nom de Franz-Josef Strauß, déclarait : « Confirmation sur toute la ligne […] Ceci est la base pour un nouveau frein d’urgence fédéral. Nous devons agir vite » [47].
De même, alors que le président du Landkreistag (parlement des circonscriptions) Reinhard Sager (CDU) critiquait le manque d’attention porté par la Cour constitutionnelle au principe du fédéralisme ou des effets psychologiques des mesures sur les enfants, il réclamait aussi des lois avec des mesures plus sévères ainsi qu’une « obligation vaccinale » [48]. Et deux semaines plus tard, le nouveau chancelier allemand en devenir, O. Scholz, déclarait : « Pour tout ce qui reste à faire, il n’y a plus de ligne rouge pour mon gouvernement » [49]. La messe est dite.
Par Colin Meier, journaliste citoyen indépendant et correspondent pour l'Allemagne chez BAM!
https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/DE/2021/bvg21-101.html
https://www.nachdenkseiten.de/?p=78480
https://norberthaering.de/news/harbarth-lobbiyst-merkels/
https://www.cicero.de/innenpolitik/urteil-zur-bundesnotbremse-in-den-bahnen-des-rechts
https://www.tagesschau.de/inland/harbarth-coronavirus-101.html
https://www.bundestag.de/webarchiv/abgeordnete/biografien19/H/harbarth_stephan-520100
https://www.bundestag.de/parlament/plenum/abstimmung/abstimmung?id=526#
https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/DE/2019/bvg19-074.html
https://www.nachdenkseiten.de/?p=47438
https://www.nachdenkseiten.de/?p=76310
https://www.zeit.de/2020/08/m-m-warburg-privatbank-cum-ex-ansprueche-staat/komplettansicht
https://www.nachdenkseiten.de/?p=58448
https://www.sza.de/de/anwaelte/anwalt/profil/harbarth/
https://www.nachdenkseiten.de/?p=59130
Ibid.
Ibid.
Ibid.
[27] https://www.anti-spiegel.ru/2019/bananenrepublik-deutschland-brd-warum-die-staatsanwaltschaft-gegen-politiker-ermittelt/
[28]https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=214466&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=5818768
[29] https://dejure.org/gesetze/GVG/146.html
[30] https://dejure.org/gesetze/GVG/147.html
[31] https://openjur.de/u/2334639.html
[32] https://openjur.de/u/2341563.html
[33] https://openjur.de/u/2381639.html
[34] https://www.mdr.de/nachrichten/thueringen/mitte-thueringen/weimar/amtsrichter-maskenpflicht-durchsuchung-polizei-102.html
[35] https://oberverwaltungsgericht.niedersachsen.de/aktuelles/presseinformationen/vorlaufige-ausservollzugsetzung-der-2-g-regelung-im-einzelhandel-207054.html
[36] Ceci n’est d’ailleurs qu’une victoire à la Pyrrhus, car la Cour a insisté sur les mesures alternatives disponibles et imposables, tel le port obligatoire de masques FFP2.
[37] https://oberverwaltungsgericht.niedersachsen.de/aktuelles/presseinformationen/ein-neuer-senat-ein-neuer-senatsvorsitzender-und-drei-planungssenate-am-nds-oberverwaltungsgericht-207183.html
[38] https://www.rundblick-niedersachsen.de/neue-corona-richter-beim-ovg-lueneburg-umstrittener-13-senat-gibt-zustaendigkeit-an/
[39] https://rsw.beck.de/aktuell/daily/meldung/detail/gerichtsentscheidung-loest-diskussion-um-2g-im-einzelhandel-aus
https://www.penguinrandomhouse.de/Buch/Die-Warnung/Hans-Juergen-Papier/Heyne/e558479.rhd#
[41] https://www.zdf.de/nachrichten/politik/buschmann-richter-fdp-justiz-corona-100.html
[42] https://rsw.beck.de/aktuell/daily/meldung/detail/gerichtsentscheidung-loest-diskussion-um-2g-im-einzelhandel-aus
Ibid.
https://www.cicero.de/innenpolitik/urteil-zur-bundesnotbremse-in-den-bahnen-des-rechts
Ibid.
https://twitter.com/spdbt/status/1466320902191255553
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