Ce n’est pas de censure dont nous allons parler principalement dans cette série, car la censure, dans ce cas-ci et en général, est trop flagrante, vulgaire et grossière. A tel point qu’il est parfois difficile d’en parler tellement son illégitimité est évidente. C’est d’ailleurs pourquoi beaucoup de censeurs s’en défendent d’office et sont les premiers à nier son existence. Non, c’est de son revers de médaille poli dont nous allons parler : la propagande, beaucoup plus sophistiquée et sournoise. Elle passe d’abord par la construction d’un ennemi extérieur. Sa cible de prédilection ? La Russie.
Les services diplomatiques pas si diplomates de l’UE
Comme nous l’avons appris des propos du Haut Représentant Josep Borrell [1], il existe un programme de « communication stratégique » européen, l’ESTF. Celui-ci a vu le jour, dans le contexte de la guerre dans le Donbass, suite à une initiative du Conseil Européen [2] en mars 2015 (quelques mois après l’échec de Minsk I et juste un mois après l’accord sur Minsk II [3]) d’une « équipe de communication » afin de spécifiquement « combattre la désinformation russe ».
L’ESTF fait partie du European External Action Service (EEAS) [4], le service diplomatique de l’UE prévu dans le traité de Lisbonne [5] et créé en 2011, présidé par le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (HR), actuellement J. Borrell, et conseillé par une multitude de services diplomatiques nationaux et d’institutions militaires et sécuritaires européens soumis à sa direction [6] et dont les employés et « experts » semblent souvent liés à un parcours militaire, de défense ou dans l’armement [7]. L’ESTF collabore avec l’OTAN sur la question de la désinformation [8].
Comme son nom le dit déjà, l’EEAS se concentre sur les actions de l’UE en dehors du territoire de l’UE. Or, nous allons démontrer que la vision de ce qu’il présente comme « le combat contre la propagande à l’étranger » est, de fait, un combat mené à l’intérieur de l’UE contre sa propre population.
Le but de l’EEAS est de soutenir la Common Security and Defence Policy (CSDP, Politique Commune de Sécurité et Défense [9]) de l’UE afin qu’elle assure son « rôle d’acteur dans la sécurité mondiale » et d’« assumer ses responsabilités dans la gestion de crises » [10]. La CSDP (cf. surtout les art. 42 et 43 du traité de Lisbonne) comprend des « moyens militaires » et des interventions de « forces de combat », restreints (sur le papier) aux « principes humanitaires » et à ceux de « la charte de L’ONU ».
Cependant, vu l’abus du concept des « interventions humanitaires » et la démultiplication des scénarios aux recours aux moyens militaires, à leur tour, formulés de façon très vague, on peut être sûr que cela implique la guerre, tout en contournant ce mot. D’après la structure de l’EEAS et cette description en langage châtié de ses compétences nous pouvons en déduire que le rôle de l’UE est celui d’une faction – dont beaucoup de conseillers sont issus du milieu militaire – mêlée aux guerres, conflits armés et crises à l’étranger, qui sont définis comme dangers pour la sécurité intérieure de l’UE.
Action Plan against Disinformation : on a le droit de le dire, pas vraiment
C’est dans ce sens que la Commission européenne et le Haut Représentant ont présenté fin 2018 l’Action Plan against Disinformation [11] (APD, fr. Plan d’action contre la désinformation), qui se légitimise en référant, dans l’introduction, directement à l’initiative du Conseil Européen susmentionnée. L’APD donne la définition officielle de l’UE de la désinformation : des informations démontrablement « fausses ou trompeuses, qui sont créées, présentées et diffusées dans un but lucratif ou dans l’intention délibérée de tromper le public et qui sont susceptibles de causer un préjudice au public ». Les erreurs d’inadvertance ainsi que certaines formes d’expression (ex. satire, commentaire, information partisane) en sont exclues.
Ce qui sonne comme une définition raisonnable ne l’est, de fait, absolument pas. Car toutes les parties de la définition sont problématiques et délibérément vagues. Premièrement, qui décidera qu’une information aura été démontrée comme fausse ou non ? Deuxièmement, « l’intention délibérée de tromper » de la définition n’en est pas une condition nécessaire mais uniquement suffisante, puisqu’elle est précédée par « diffusée dans un but lucratif ou ». Ceci rend la mention d’erreurs d’inadvertance superflue puisque le caractère délibéré n’est plus une condition nécessaire. Il suffit donc de redéfinir un média alternatif disposant d’un modèle économique comme ayant un but lucratif et dès qu’il relaye (même à son insu) une fausse information – qui pourrait même être le produit de l’entrisme et de la subversion –, il pourrait se voir accusé de désinformation et en subir les conséquences.
Troisièmement, le caractère du « préjudice » causé au public s’applique à des domaines très largement définis (santé, environnement, sécurité) et son espace d’application est rendu d’autant plus vague qu’il s’agit de préjudice « susceptible ». Le préjudice ne doit donc plus être avéré, mais peut être purement hypothétique.
Quatrièmement, cette définition dit clairement s’appliquer aux contenus « licites », donc ce qui devrait pouvoir être exprimé sans problème. Elle ne vise donc nullement les contenus déjà interdits par la loi. Ceci sert à élargir le spectre de ce qui serait perçu comme indicible et de restreindre ainsi l’espace d’expression libre à l’intérieur des esprits, sans jamais devoir avoir recours à la censure stricto sensu.
L’APD est également introduit en insistant spécifiquement sur les dangers de la « désinformation permanente russe ». Y sont cités plusieurs exemples à cet effet, dont l’affaire de l’attaque chimique de Salisbury aussi connue sous le nom de l’affaire Skripal [12], ainsi que le bombardement au gaz chimique de Douma, en Syrie [13], derrière lesquels les institutions européennes voient indubitablement le Kremlin. Cependant, des médias indépendants ont démontré la manipulation et l’instrumentalisation de ces affaires par les gouvernements et médias européens et occidentaux [14], [15].
La Russie, seule ennemie de L’UE ?
Ceci dit, la définition utilisée dans l’APD est elle-même originaire d’une autre communication de l’EC datant du 26 avril 2018 [16] : « Lutter contre la désinformation en ligne : une approche européenne ». Celle-ci explique précisément, à l’aide de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, que la liberté d’expression impose aux autorités de s’abstenir de toute censure et d’intervention dans le débat public. Ceci s’applique à tout contenu licite, qu’il causerait préjudice ou non. Or, la Commission contourne cette clause en justifiant son combat contre la désinformation avec l’exemple de la doctrine militaire russe, qui soutiendrait ouvertement le recours à la « guerre d’information » [17]. Il est frappant que là encore la Russie soit la cible de prédilection de la Commission, d’autant plus qu’elle est la seule à être identifiée nommément ! Car mis à part l’UE ou l’Europe et la Russie aucun autre État ni aucun autre territoire géographique ni aucune autre entité géopolitique n’y sont mentionnés.
À croire qu’aux yeux des hauts fonctionnaires européens, les dangers géopolitiques pour l’UE se résumeraient à une espèce de bête noire qui se résumerait à la seule Russie. Cependant, nous allons voir au prochain épisode que leur vision ne s’arrête pas là. Au contraire, en parlant des dangers, la Commission avait déjà, en 2018 justement, identifié dans sa communication susmentionnée « l’hésitation vaccinale comme un de ces dangers », intérieurs cette fois-ci, qui serait aggravée par la désinformation en ligne.
Par Colin Meier, journaliste citoyen et correspondant pour l’Allemagne chez BAM!
[1] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/statement_22_1463
[2] https://www.consilium.europa.eu/media/21888/european-council-conclusions-19-20-march-2015-en.pdf : Le Conseil Européen est l’institution de l’UE réunissant les chefs d’États et de gouvernements des États membres de l’UE. A ne pas confondre avec le Conseil des ministres/ Conseil de l’Union Européenne, l’institution de l’UE réunissant les ministres nationaux d’un domaine politique spécifique des pays membres de l’UE, ou encore avec le Conseil de l’Europe, qui n’est pas une institution de l’UE, mais une institution intergouvernementale internationale chargée du respect des droits de l’Homme au sein des 46 états membres.
[3] https://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/ukraine/11408266/Minsk-agreement-on-Ukraine-crisis-text-in-full.html
[4] https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/82/about-european-external-action-service-eeas_en
[5] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=OJ:C:2007:306:FULL&from=EN : voir article 13a paragraphe 3, maintenant article 27 paragraphe 3 de la version consolidée de 2016 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=OJ:C:2016:202:FULL&from=EN
[6] https://eeas.europa.eu/topics/common-security-and-defence-policy-csdp/5392/csdp-structure-instruments-and-agencies_en
[7] D’après ce que permet d’en déduire le manque de transparence qui règne à leur égard sur les sites de ces différentes institutions.
[8] https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/2116/-questions-and-answers-about-the-east-
[9] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=OJ:C:2016:202:FULL&from=EN : voir chapitre 2 articles 23 à 46.
[10] https://eeas.europa.eu/topics/common-security-and-defence-policy-csdp/5392/csdp-structure-instruments-and-agencies_en
[11] https://eeas.europa.eu/sites/default/files/action_plan_against_disinformation.pdf
[12] Sergej Skripal est un double-agent russe prétendument empoisonné au Novichok début mars 2018. Les gouvernements du Royaume-Uni (sous Theresa May et Boris Johnson), de l’Allemagne et de nombreux d’autres pays occidentaux ainsi que nombreux médias occidentaux « de référence » ont déclaré le Kremlin comme responsable, ce qui n’a à ce jour jamais été prouvé et a été récusé par les Autorités russes. L’affaire a servi comme légitimation pour une tournée de sanctions diplomatiques contre la Russie ainsi que d’attaques médiatiques contre RT. Malgré les critiques de la version officielle, qui comporte de nombreuses failles, le gouvernement allemand n’a jamais rétropédalé.
[13] Le 7 avril 2018, quelque mois avant la publication de l’APD, la ville syrienne de Douma aurait été la cible d’une attaque au gaz chimique par l’armée syrienne, soutenue par les forces armées russes. Cette prétendue attaque a servi de prétexte pour le bombardement de la Syrie par les États-Unis. Cependant, déjà fin mai 2019 un premier rapport fuité de l’Organisation contre la prolifération des armes chimiques (OPCW) suggérait qu’aucune attaque au gaz avait eu lieu et que le lieu d’impact avait été manipulé. Ce rapport initial diverge du rapport final, qui lui, sert de base à la version officielle. Or, des lanceurs d’alerte au sein de l’OPCW ont accusé la direction de l’OPCW, sous pressions exercées des États-Unis, de manipulation et de censure du rapport initial. L’investigateur principal de l’OPCW chargé d’enquêter l’incident sur place a réitéré ces accusations devant le Conseil de sécurité de l’ONU. Des documents internes ont révélé une conversation qui s’est tenue entre responsables de l’OPCW, discutant la manipulation et la censure du rapport initial. Confirmées par certains des responsables, l’un d’eux s’est tu en connaissance de cause par souci d’éviter toute confirmation du « récit russe » quant à l’indépendance inexistante de l’OPCW. Cependant, d’autres responsables de l’OPCW ont rejoint les accusations, que le journaliste d’investigation indépendant Aaron Maté (The Grayzone) a réexprimées devant le Conseil de sécurité de l’ONU. Il montre aussi comment les avis d’experts indépendants ont été expurgés et l’inspecteur de l’OPCW a été persécuté par sa propre organisation. Bien sûr, rien de tout cela n’est mentionné par EUvsDisinfo, l’organe de propagande de l’UE, qui préfère s’en référer à la version officielle pour confirmer celle-ci.
[14] https://www.nachdenkseiten.de/?p=42924
[15] https://thegrayzone.com/?s=opcw
[16] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:52018DC0236&from=EN
[17] Cette citation, venue du site de l’ambassade russe au Royaume-Uni, s’y trouve en effet. Seulement, l’interprétation sous-entendue par la Commission ici semble, peut-être délibérément, déformer l’intention ou du moins surinterpréter cette politique dans le sens d’une stratégie offensive permanente. En effet, il n’est pas clair si « information warfare » y est utilisé dans le sens de « cyber warfare » ou dans le sens originel tel l’a décrit la RAND Corporation déjà en 1996, bien avant que la plupart des ménages dans le monde disposent d’un PC voire d’internet. Dans son rapport, commandité par le gouvernement américain et rédigé avec l’aide de membres haut placés de l’armée et des services de sécurité américains, la RAND Corporation a défini la « strategic information warfare » comme englobant les domaines du cyberspace, des infrastructures et de la culture à des fins de stratégies militaires et sécuritaires. RAND l’a décrite ainsi : « […] a more penetrating kind of conflict that reaches the center of the U.S. homeland. […] IW [information warfare, N.D.L.R.] threatens the United States as sanctuary. » A l’ère de la connectivité informatique croissante du monde, il ne semble que logique de la part des Russes de vouloir s’équiper des mêmes outils dont usent et abusent depuis longtemps d’autres pays, comme les États-Unis, qui, déjà en janvier 1995 s’étaient doté d’un Information Warfare Executive Board (cf. RAND). Considérant cela, est-ce donc la preuve d’une politique offensive exclusivement russe ? Rien n’est moins sûr.
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